victimes attentat

(jeudi 5 août 2004)

Il renonce à l’arme nucléaire, rêve d’être le roi d’une grande puissance africaine

Kadhafi : les rêves fous d’un bédouin assagi


Muammar Kadhafi, le Bédouin de Syrte qui rêvait de prendre la tête d’un monde arabe unifié, a renoncé à porter la révolution aux quatre coins du monde et songe désormais à devenir le guide des Etats unis d’Afrique et le porte-parole mondial de la paix. Découverte tardive de la sagesse? Nouvelle provocation? Ou ruse ultime de celui qui n’a pas oublié la leçon des ancêtres: l’art de l’homme du désert, c’est avant tout la survie...

De notre envoyé spécial en Libye

On le disait malade, fatigué, épuisé. D’autres le croyaient vieilli, assagi. Repenti. Il avait cessé de soutenir tous les mouvements de «libération» de part le monde. Mis en veilleuse le maktab tsadir ath-twra, le bureau d’exportation de la révolution. Fermé le Mathaba du redoutable chef de ses «services», Moussa Koussa – un terrible organisme chargé de la formation des révolutionnaires et des terroristes. Accepté l’indemnisation des victimes de l’attentat de Lockerbie (Ecosse, 1988, 270 morts) et de celui contre le DC10 d’UTA (Niger, 1989, 170 morts dont 54 Français). Même s’il n’en est peut-être pas coupable… (lire l’interview de Pierre Péan, p. 11). Il avait renoncé aux attentats. Champion de la lutte contre Israël, il reconnaît maintenant de facto l’Etat juif, promettant même d’indemniser ses anciens citoyens juifs qu’il avait spoliés, expulsés (1). Il vient, dans un geste sans précédent, d’abandonner ses armes de destruction massive, sa bombe nucléaire, ses vecteurs chimiques et biologiques.

Redoublant de sourires et de complaisances, sénateurs français, congressmen américains, ambassadeurs, hommes d’affaires de toutes nationalités se précipitent donc en Libye. Flairant le pétrodollar, sentant le coup politico-diplomatique, ils se bousculent pour serrer la main de l’ancien pestiféré international, resté dictateur national. Après trente-cinq ans de pouvoir absolu, d’aventurisme rusé, de révolutions ratées, de guerres perdues, «l’homme le plus dangereux du monde, le chien enragé du Proche-Orient» (Ronald Reagan), l’ennemi public n°1 de l’Occident serait devenu un modèle, un exemple, un sage. L’anti-Saddam Hussein…

Pourtant le vieux Bédouin rêve encore. Enfanté il y a plus de soixante-deux ans sous une tente en peau de chameau quelque part dans le désert libyen, Muammar Kadhafi, l’illuminé, le visionnaire, n’a renoncé à rien. Dernier enfant et unique fils d’une famille d’éleveurs déshéritée, d’une tribu bédouine mineure et négligée, le «guide de la révolution» regarde toujours les étoiles. Il boit encore du lait de chamelle, mange sa viande, reçoit sous sa tente – il fuit les maisons, leurs «pièces glacées et obscures et d’autres chaudes et sales» (2) – et songe toujours à un monde nouveau, meilleur. Pour lui en tout cas. Et rien ni personne – pas même l’hyperpuissance américaine – ne lui fera abdiquer son désir de grandeur. Provocateur, imprécateur, il se prend toujours pour un prophète.

A Syrte, au milieu de nulle part, là où le désert vient directement mourir dans la mer, il a fait construire d’immenses palais et un aéroport international. Kadhafi est ici chez lui, à une vingtaine de kilomètres de son lieu de naissance. Presque au centre du monde. C’est là, à la date «historique» du 9 septembre 1999 – le 9-9-99 pour la légende – que Kadhafi a fait transformer la vieille et poussive Organisation de l’Unité africaine, l’OUA, en une nouvelle Union africaine. Une UA censée bientôt rivaliser avec les puissances de ce monde.

Assis au milieu de dizaines de chefs d’Etat africains arrosés de pétrodollars, il trône. La Libye, avec ses 6 millions d’habitants, produit le double d’or noir de l’Algérie (30 millions d’habitants). Il est entouré de poids lourds du continent, l’Algérien Bouteflika, le Sud-Africain Mbeki, le Nigérian Obasanjo, l’Ethiopien Zenawi qui feint d’ignorer son frère ennemi, l’Erythréen Afeworki avec lequel, une fois encore, il est au bord de la guerre. «Pauvre Bédouin sans même certificat de naissance, qui mange sans se laver les mains, ignore le goût de l’alcool et même celui du Pepsi Cola», Kadhafi se prend maintenant pour le leader des «Etats unis d’Afrique»: «Je me suis endormi à côté de 4 millions de Libyens, je me suis réveillé à côté de 400 millions d’Africains.» Depuis qu’il a renoncé à ses rêves d’unité arabe, claqué la porte de la Ligue, il veut être le roi de son continent. C’est-à-dire le maître du monde. Bientôt. Car, il l’a écrit dans son «Livre vert», après la domination de la race jaune puis blanche «arrive maintenant la prédominance de la race noire». Kadhafi a convoqué à Syrte, ce printemps 2004, un sommet extraordinaire de l’Union africaine. Drapé d’un boubou orné de portraits des pères fondateurs africains, il tente de convaincre ses homologues dont beaucoup sont comme lui d’anciens militaires putschistes. Il tente de les persuader de renoncer à leurs «coûteuses et inutiles» armées nationales mais qui les ont parfois propulsés puis maintenus au pouvoir… Purement et simplement, il veut les remplacer par une force africaine unique. «Si nous ne sommes pas forts, nous deviendrons des proies faciles. S’il y a un vide sur le continent, le colonialisme reviendra», argumente-il. A voix haute, il songe de nouveau à une bombe nucléaire détenue par une puissance noire. Assis à côté de son ami italien Romano Prodi, le chef de la Commission européenne, Kadhafi leur assure que l’Afrique «possède les possibilités matérielles d’avoir la même puissance que l’Europe ou que les Etats-Unis»

Longuement mais sans succès, il plaide pour son nouveau rêve. Quelques «frères» africains bâillent. D’autres louchent sur les amazones de Kadhafi, ces belles jeunes filles en treillis de camouflage et chaussures à talon de sa «garde rapprochée». Nonchalantes, elles déambulent dans la salle, regard professionnel, à l’affût, apparemment équipées de leurs seules armes naturelles et protubérantes. Des malabars discrets assurent la véritable sécurité. Dans les gradins, un groupe de jeunes endimanchés, sévèrement encadrés, incarne «les masses». Ils applaudissent mollement leur leader, scandent sans conviction des slogans préfabriqués et poussifs: «Africa! Panafrica!»

Hier pour le monde arabe, aujourd’hui pour l’Afrique, le Guide reste dévoré par une frénésie fusionnelle. Pour lui, seule l’unité pourra réconcilier l’homme arabe avec «ses valeurs», c’est-à-dire celles de son environnement désertique d’origine. Kadhafi hait toujours la ville: «Elle est cauchemar et non joie, écrit-il dans une nouvelle. […] Elle hurle, pousse des cris, klaxonne, elle assourdit. […] J’ai péché contre moi-même en entrant en ville, de mon plein gré.» Le vieux Bédouin reste nomade: à deux ou trois reprises, et au grand désarroi de ses urbains ministres de Tripoli, il a voulu déménager la capitale libyenne. Dans une petite ville côtière ou plus loin encore: dans une oasis. On raconte même que, découvrant qu’un de ses chefs du gouvernement gérait toujours les affaires depuis Tripoli, le «leader» a fait raser son bureau. Au bulldozer. Et du jour au lendemain, pour l’an 2000, celui qui officiellement n’occupe aucun poste officiel a aussi fait supprimer 14 de ses 21 ministères… Kadhafi reste un Bédouin solitaire, un Arabe.

Kadhafi reste fidèle à lui-même. Ce sont les autres, c’est le monde qui a changé. Lui a gardé ses convictions. «La Libye n’a jamais été isolée du reste du monde. Au contraire, c’est la Libye qui s’est isolée par sa volonté de rester solidaire des autres, pour défendre des causes auxquelles elle a cru. Pour défendre, par exemple, la cause de Mandela, combattre les racistes blancs et le régime de l’apartheid, soutenir la cause palestinienne et le triomphe de la révolution en Amérique latine contre la dictature, l’oppression et l’injustice», déclare, devant le Congrès annuel du Peuple (à Syrte, évidemment), le leader de la révolution. Il justifie sa politique révolutionnaire passée, explique aussi son virage, ses ouvertures... «Nous nous sommes rendu compte que nous nous étions causé beaucoup de tort en nous isolant. Nous avons beaucoup exagéré. Mandela a pardonné aux Blancs. Yasser Arafat et les Palestiniens ont engagé des négociations avec les Israéliens. L’IRA a entrepris un dialogue avec Londres. Nous ne pouvons pas être plus royalistes que le roi.» Après avoir porté le fer, la révolution aux quatre coins du monde, Kadhafi se voit aujourd’hui en leader mondial de la paix. Soulignant que la Libye «s’est débarrassée volontairement, sans aucune pression, de ses programmes d’armes atomiques», il appelle les Etats-Unis, la France, la Russie, le Pakistan, la Chine et tous les pays nucléarisés à «suivre son exemple». Sur la route entre Syrte et Tripoli, les batteries antiaériennes déployées face à la mer après le bombardement américain de 1986 (qui tua la fille adoptive du Guide, âgée de 15 mois) n’attendent plus l’ennemi.

Ce n’est pas Kadhafi, ce musulman pieux et rigoriste mais ennemi juré des islamistes, qui s’est converti. Ce sont les Américains et leurs supplétifs britanniques qui ont changé. Le 11 septembre 2001, lorsque les deux tours du World Trade Center et une partie du Pentagone sont partis en poussière, ils ont compris que leur ennemi n°1 n’était pas l’amir al-mouminin, le «commandeur des croyants» Muammar Kadhafi. Mais un certain Oussama Ben Laden. Et ils se sont alors peut-être souvenus qu’ils avaient tenté de faire assassiner le leader libyen à au moins deux reprises (1986 et 1996) en utilisant ses opposants islamistes (lire encadré p. 10). Les Anglo-Saxons se sont sans doute aussi rappelés comment ils avaient «étouffé» le premier mandat d’arrêt international émis contre Ben Laden, lancé dès 1998 via Interpol par la Libye. Washington et Londres ont sans doute pensé ce jour-là qu’ils n’aimeraient pas voir leur ennemi de Tripoli renversé par les fondamentalistes musulmans libyens proches d’Al-Qaida.

Dans les années 1980, les années Reagan, Kadhafi était le Saddam Hussein de Washington. Le directeur de la CIA d’alors, William Casey, avait dressé le portrait psychologique d’un dangereux exalté à éliminer: «A cause des conditions spéciales de son enfance, Kadhafi a intégré d’une façon exagérée les traits bédouins d’idéalisme naïf, de fanatisme religieux, de fierté exacerbée, d’austérité, de xénophobie et de susceptibilité.» Fils de berger nomade, humilié pendant sa scolarité, il a développé un intense dédain pour les élites, une adhésion rigide aux manières bédouines et une forte identification avec les opprimés. Il cherche à restaurer la pureté et la simplicité qui selon lui existaient autrefois dans le monde arabe. Conséquence: «Sa propre rébellion contre l’autorité, son soutien aveugle aux causes rebelles dans le monde entier (3).»

Ce n’est pas Kadhafi qui a changé. Ce sont ses enfants, particulièrement l’un de ses fils, qui l’ont fait «évoluer». «Seif al-Islam [le Glaive de l’Islam] a sur le Guide une influence déterminante», confie sous le sceau du secret un haut responsable libyen. Choukri Mohamed Ghanem, le nouveau Premier ministre, nommé en 2004, économiste formé en Occident, est l’allié de ce fils de Kadhafi. Son ami. Diplomate libyen à Vienne, il chaperonna le jeune homme, qui étudiait dans la succursale autrichienne d’une business school américaine après avoir été refusé un peu partout. Notamment par la France... C’est lors de ce séjour autrichien que ce fils fantasque de Kadhafi devint l’ami du sulfureux Jörg Haider. Nouveau dauphin putatif du leader, Seif est l’officieux représentant de son père à l’Ouest mais aussi le porte-parole auprès du Guide des jeunes, majoritaires en Libye (60% de moins de 20 ans). Une génération mal intégrée, qui se moque des luttes de libération des années 1970, qui, imprégnée d’Occident, élevée à l’internet, nourrie à la télé satellite, rêve de voyager, commercer, consommer. Champions de la débrouille, les «jeunes révolutionnaires» n’aiment rien de plus que de se rendre en ferry dans l’île voisine de Malte pour le sexe et l’argent.

Car Kadhafi, le dictateur-nomade, ne s’est jamais résolu à enfermer son peuple derrière ses frontières. Alors «l’Etat des masses» a dû évoluer. En 1988, l’interdiction du commerce privé est levée. On peut louer aujourd’hui une voiture à Tripoli, sérieuse entorse au «Livre vert»: «Nul ne peut posséder de voiture de location car cela aboutirait à se rendre maître des besoins d’autrui.» La libéralisation n’est qu’économique. Premier «repenti international», Kadhafi n’entend tout de même pas faire évoluer politiquement son régime fondé sur la répression et l’achat du peuple grâce aux pétrodollars. Les routes restent entrecoupées de barrages de police. Partout des informateurs rapportent faits et gestes des uns et des autres. Le leader n’entend pas changer sa philosophie politique, renoncer à sa «troisième théorie universelle» entre capitalisme et socialisme, à «l’ère des masses», à sa «démocratie populaire directe». Un régime politique qui lui convient d’autant plus qu’il exclut les élections libres, qu’il juge «antidémocratiques».

Kadhafi n’a pas changé à cause de la politique de «démocratisation» du monde arabe de Washington. La guerre en Irak, l’arrestation de Saddam n’ont fait qu’accentuer un virage amorcé dès 1988 par une perestroïka à la libyenne. Il avait alors livré les deux suspects de l’attentat de Lockerbie en échange de la fin de l’embargo des Nations unies. Mais il n’a pas obtenu la levée des sanctions américaines. «Avec la fin de la guerre froide, la disparition de l’URSS, les Etats-Unis sont devenus les maîtres du monde. Nous ne pouvions rester seuls, isolés. A l’étranger, nous étions assimilés à des terroristes», se souvient, amer, un homme d’affaires libyen. Avec la montée de la rébellion islamique, le colonel a senti son régime vaciller. Pour financer son Etat-providence, ses innombrables et inutiles fonctionnaires, subventionner les produits de première nécessité, acheter les tribus, la paix sociale et politique, il a besoin des revenus du pétrole. Qui alors s’effondrent, plongeant de 20 milliards de dollars en 1981 à 5 milliards en 1986, à cause de l’embargo et du manque d’investissements.

La guerre en Irak accélère les «réflexions» du colonel. «Kadhafi a compris la leçon de Saddam, assure un jeune homme d’affaires libyen bien introduit. Il a eu peur. Il était terrorisé, terrifié à l’idée d’être le prochain sur la liste. C’est pour cela qu’il a changé. On le sait, affirme-t-il dans l’anonymat d’un hammam. Nous n’avons pas souffert à cause de l’embargo mais à cause de la folie de notre dirigeant. C’est un dingue. Il a mis des bombes dans des avions, tué des gens. Et maintenant nous devons payer des compensations pendant que le peuple vit dans la misère. Ne citez pas mon nom, implore ce jeune businessman. Ils me tueront. Ma famille disparaîtra. Ici c’est une dictature terrible. On ne peut pas parler. C’est dangereux. Très dangereux.»

Un haut responsable du régime réclame aussi l’anonymat. «Quand Kadhafi a vu ce qui était arrivé à Saddam Hussein, raconte-il, et alors qu’il savait que le dictateur irakien n’avait pas d’armes de destruction massive, il a jugé plus prudent de se débarrasser des nôtres. D’autant plus que personne ne savait vraiment à quoi elles pouvaient servir… Car nous n’allions tout de même pas bombarder l’Amérique!» Recordman de longévité avec ses trente-cinq ans au pouvoir, le colonel l’a reconnu lui-même, devant le Congrès annuel de Syrte, dans une allusion à l’Irak: «Une bonne gouvernance dévouée et sincère est celle qui n’engage pas les peuples dans des aventures risquées pouvant s’achever de manière catastrophique.» L’art de l’homme du désert, c’est avant tout la survie.

JEAN-BAPTISTE NAUDET

(1) Victimes de pogroms (140 morts en 1945), les juifs de Libye (38000 en 1948) fuient par milliers le pays après l’indépendance. Après la guerre des Six-Jours (1967), ils ne sont plus que 7000. Avec la prise de pouvoir de Kadhafi en 1969, toutes leurs propriétés sont confisquées. La dernière juive vivant en Libye, Esmeralda Meghnagi, est morte en février 2002, marquant l’extinction d’une des plus anciennes communautés juives du monde (iiie siècle av. J.-C.). Source: The Jewish Virtual Library.
(2) «Escapade en enfer... et dix autres nouvellesd’un écrivain nommé Mouamar Kadhafi », présenté par Guy Georgy, Favre, Genève, 1996.
(3) «Manipulations africaines. Qui sont les vrais coupables de l’attentat du vol UTA 772?», par Pierre Péan, Plon, 2001.

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