victimes attentat

(Jeudi 29 décembre 2005)

Kadhafi, l'extorqueur de fonds


Par Jacques AMALRIC
jeudi 29 décembre 2005

Le colonel Kadhafi est un homme malin. C'est en effet l'un des rares chefs d'Etat à savoir transformer ses forfaits en atouts. Ainsi en a-t-il été, fin 2003, de l'abandon de son programme nucléaire militaire. Un programme en grande partie «bidon», selon les experts qui ont pu l'analyser. Mais un abandon qui a été accueilli avec enthousiasme par Tony Blair et par un George W. Bush trop heureux de faire oublier un instant son incapacité à freiner l'accession de la Corée du Nord et de l'Iran au statut de puissances nucléaires régionales. Depuis, il se passe rarement une semaine sans que le chef de la Maison Blanche ne salue la sagesse du colonel de Tripoli.

Un peu plus tôt, en août 2004, Muammar Kadhafi avait réussi la transmutation d'un crime majeur en générosité exemplaire ; après d'interminables marchandages, il avait accordé une indemnité de 10 millions de dollars à chaque famille des 270 passagers de l'avion de la Pan Am qui avait été détruit par une charge explosive en décembre 1988 dans le ciel de Lockerbie, en Ecosse. Le tout sans reconnaître la responsabilité de la Libye dans cet acte de terrorisme mais en sacrifiant quelques-uns de ses affidés. Là aussi, le tour de passe-passe avait été accueilli favorablement par Washington, dont les compagnies pétrolières attendaient avec impatience une normalisation des relations avec Tripoli pour revenir en force en Libye.

Tout se passe aujourd'hui comme si Muammar Kadhafi était bien décidé à récupérer tout ou partie des 2,7 milliards de dollars versés aux familles des victimes de Lockerbie. Les victimes de sa tentative ? Cinq malheureuses infirmières bulgares et un médecin palestinien, incarcérés depuis février 1999 et qui ont été promis au peloton d'exécution, en mai 2004 par un tribunal de Benghazi, pour avoir volontairement infecté 426 enfants par le virus du sida (1). L'affaire, bien sûr, avait été montée de toutes pièces pour calmer la colère des parents des enfants malades (dont une cinquantaine sont décédés depuis). C'est ce qu'ont démontré des experts étrangers, dont le professeur Luc Montagnier, qui ont enquêté à l'hôpital pédiatrique de Benghazi, où ont eu lieu les contaminations. Ils ont écarté la responsabilité des coopérants étrangers, copieusement torturés et un moment accusés d'avoir agi sur ordre du Mossad et de la CIA, et ont mis en cause les défaillances du système de santé libyen après avoir constaté que les contaminations avaient commencé avant l'arrivée des coopérants et s'étaient poursuivies après leur incarcération.

Les six condamnations à mort prononcées par le tribunal de Benghazi soulevèrent moult protestations et interventions auprès de Kadhafi. Lequel, tout en invoquant l'indépendance de la justice libyenne, se défaussa sur son fils préféré, Seif al-Islam al-Kadhafi, qui dirige une fondation «philanthropique» et qui était déjà intervenu dans le règlement de l'attentat de Lockerbie. Tout en promettant que les condamnés ne seraient pas exécutés, le fils de Kadhafi suggéra d'abord la libération d'un agent libyen condamné à la perpétuité par un tribunal britannique pour son rôle dans la destruction de l'avion de la Pan Am avant de réclamer une indemnisation de 10 millions de dollars (!) pour chacune des 426 familles des enfants de Benghazi. L'accord se fit finalement, la semaine dernière, sur la création d'un «fonds de compensation international» qui serait abondé par les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la Bulgarie et l'Union européenne. On ignore encore à quelle hauteur se montera cette extorsion. Il n'empêche, deux jours après la création du fonds, la plus haute instance judiciaire libyenne, la Cour suprême de Tripoli, cassait le jugement du tribunal de Benghazi et ordonnait l'organisation d'un nouveau procès dans un délai d'un mois. Un mois pendant lequel les tractations vont aller bon train : pour sauver la face, le colonel Kadhafi veut une condamnation à la prison des six accusés, quitte à transférer les infirmières bulgares à Sofia pour qu'elles y purgent théoriquement leur peine. Les autorités bulgares, de leur côté, se refusent à reconnaître la culpabilité de leurs ressortissantes, brisées après près de sept ans de mauvais traitements. Gageons qu'une solution heureuse de cette «tragique farce», pour reprendre l'expression d'un des défenseurs des infirmières, dépendra de l'issue de la négociation sur le montant du fonds de compensation.

En attendant, la Libye maintient la pression sur les parties adverses en encourageant les familles des enfants de Benghazi à protester devant la Cour suprême de Tripoli contre la suspension des arrêts de mort.

Dernière inconnue : que deviendra en tout état de cause le médecin palestinien, dont bien peu paraissent se soucier ? Nul ne le sait mais il sera certainement dit à Londres comme à Washington que l'extorqueur de fonds de Tripoli a réussi son retour dans la communauté internationale.

(1) Curieusement, un septième accusé, un médecin bulgare, a été condamné à quatre ans de prison et libéré puisqu'il avait effectué plus de cinq ans de détention préventive.

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